Ma grand-mĂšre a eu 13 enfants. 13 grossesses, 13 naissances. De 18 ans Ă 34 ans. Tu vois un peu ?
Elle est nĂ©e en 1916. Elle me disait qu’elle a toujours connu sa mĂšre en noir. Sa mĂšre en deuil en fait. Elle s’appelait Henriette en hommage Ă son frĂšre Henri mort au combat l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente. Tu parles d’un poids ! Ăa se faisait… Par contre donner la vie quand on a 46 ans, qu’on porte le deuil et en pleine guerre, ça se faisait moins en 1916. Elle est nĂ©e dans ce contexte particulier ma grand-mĂšre. Ăa ne l’a pas empĂȘchĂ© de jouir de son statut de petite derniĂšre dans une famille aimante. Tant pis pour les cancans de village !
Elle aurait pu ĂȘtre mon arriĂšre grand-mĂšre finalement. Tellement d’Ă©cart entre nous. 70 ans.
Je l’ai bien connue, enfin je pensais et en fait non. Elle est partie quand j’avais 20 ans, alzheimer que ça s’appelle. En vrai, elle Ă©tait dĂ©jĂ partie depuis des annĂ©es.
Je pense souvent Ă elle. Et encore plus depuis que je suis maman. Elle aurait tellement aimĂ© connaĂźtre nos enfants. Elle aimait les tout petits. Si elle savait qu’Ellie est nĂ©e avec 80 ans d’Ă©cart pile poil avec un des ses fils (celui Ă la casquette sur la photo). Vous me direz, il y a plus de probabilitĂ©s dans une famille de 13.
J’aurai aimĂ© lui poser tellement de questions. Des questions auxquelles on ne pense pas quand on a 10 ans.
Mais comment tu as fait avec 13 enfants ? Pour accoucher Ă la maison? Tu n’avais pas de jours de convalescence n’est ce pas?
Les ainĂ©s partaient faire leur vie tĂŽt, aidaient les plus petits, tu ne travaillais pas. Enfin on s’entend… Parce que les enfants, les travaux de la ferme, la guerre, le manque de travail Ă la campagne, ton dĂ©part pour Paris avec les petits, ton travail de vendeuse dans les grands magasins. Comment tu faisais ? Et la lessive Ă la main que je t’ai toujours vu faire. Et les grandes tablĂ©es. Et les rĂ©fugiĂ©s que tu as reçu aprĂšs guerre dans une maison dĂ©jĂ bien pleine. Et les 2 petites filles que tu as perdues? Tu ne m’en as jamais vraiment parlĂ©. Je le savais mais tu ne parlais pas de sentiments. « Il fallait bien continuer pour les autres qui restaient ».
C’Ă©tait un peu ça ta vie non ? Elle ne s’arrĂȘtait jamais. Est ce que tu avais des petits plaisirs ? Est ce que tu avais des loisirs ? Est ce que tu partais en vacances ? Est ce que tu te prenais des petits moments pour toi? Je ne l’ai jamais entendu dire. Est-ce que tu as eu la vie que tu voulais mener ? Toi qui apprenait bien Ă l’Ă©cole.
Et pĂ©pĂ© est ce qu’il t’aidait ? Est ce qu’il changeait les couches? Ăa ne se faisait pas trop Ă ton Ă©poque non ? Tu sais j’ai gardĂ© une sĂ©rie incroyable de photos de mariage en groupe oĂč les hommes et les femmes y sont tellement Ă©lĂ©gants. Il parait qu’il Ă©tait souvent invitĂ© aux noces parce qu’il chantait et dansait trĂšs bien. Mais toi tu n’es sur aucune. Sur ces 10, 15 photos tu n’es pas lĂ . Je sais bien pourquoi, je l’imagine. Comment laisser la maisonnĂ©e ?
Et jamais, jamais sans te plaindre. Jamais je ne t’ai entendue dire que tu avais eu une vie difficile. Et les gens qui t’ont connue diraient pareil. J’en suis sĂ»re.
ForcĂ©ment ça forge un caractĂšre. Certain diront que tu n’Ă©tais pas commode et un peu froide. Moi je ne l’ai pas connu ce cĂŽtĂ© lĂ . Le rapport des grands-parents et des petits enfants sont diffĂ©rents. Il parait qu’on s’assouplit avec l’Ăąge. J’ai de la chance quand j’y pense. Cet Ă©cart d’Ăąge entre nous, ces 2 Ă©poques qui se confrontent. J’ai appris Ă©normĂ©ment.
Tu t’es passĂ©e toute ta vie du confort moderne. Je t’ai toujours vu faire la lessive Ă la main. J’Ă©tais fascinĂ©e par cette maison. Chaque piĂšce, chaque objet racontait une histoire. J’adorais Ă©couter les souvenirs qui y Ă©taient liĂ©s. Tout semblait suspendu, il n’y avait mĂȘme pas le chauffage et l’eau chaude. Les soirs d’hiver on dormait avec une brique brĂ»lante Ă nos pieds qui sortait de la cuisiniĂšre Ă charbon. Pourtant je ne suis pas si vieille, c’Ă©tait dans les annĂ©es 90. Non mais rien que ça je m’en souviendrais toute ma vie.
Peut-ĂȘtre que ça me vient de lĂ cette passion pour la chine, les objets anciens. Quand la maison a Ă©tĂ© vendue, les meubles aussi, et que tout ou presque est parti chez Emmaus, une partie de ma petite enfance est partie avec.
Qu’est ce que tu dirais de notre vie. Ă nous les femmes d’aujourd’hui? Certainement pas un discours d’avant guerre et rĂ©trograde. Maman m’a dit que si la pilule avait existĂ©, elle ne serait pas lĂ . Elle qui est nĂ©e en douziĂšme position. Tu m’Ă©tonnes !
Personne dans la famille n’a suivi ce schĂ©ma familial. Jamais tu n’as rien dit, quand maman s’est mariĂ©e avec papa Ă l’Ă©tranger entre 2 tĂ©moins. Quand Monique s’est mariĂ©e avec un allemand juste quelques annĂ©es aprĂšs la seconde guerre (bon ok, ça ne compte pas parce qu’elle l’avait prĂ©sentĂ© comme un anglais). Et Catherine avec son bel amĂ©ricain et leur diffĂ©rence d’Ăąge. Peut-ĂȘtre que tu aurais dit que tu n’avais pas le choix, que la vie des enfants c’est la vie des enfants. Que toi tu as acceptĂ© la tienne.
Je n’ai pas eu le temps de te poser toutes ces questions. Au fond de moi j’ai la plupart des rĂ©ponses et j’ai un petit pincement au coeur. Tu n’as peut-ĂȘtre pas eu de prix Nobel, ni luttĂ© contre la faim dans le monde mais je voulais te dĂ©dier ce billet pour la journĂ©e de la femme. Je vais garder dans un coin de ma mĂ©moire ton parcours pour quand je me sentirais dĂ©passĂ©e Ă la maison. Tu serais tellement impressionnĂ©e par le chemin dĂ©jĂ parcouru par les femmes mĂȘme s’il y a encore des progrĂšs Ă faire!
Cette photo de ma grand-mĂšre avec une partie de sa tribu je l’adore. Merci Ă mon oncle Dom qui doit ĂȘtre sur ses genoux qui conserve tous ces souvenirs.
15 Comments
choufleurlajolie
8 mars 2018 at 21 h 46 minQuel joli texte et joli souvenir cette photo. Je n’ai pas ou peu connu mes grand-mĂšres et aujourd’hui je suis envieuse de celle qui ont encore la chance d’avoir un de leurs grand parents encore prĂ©sents. Bisous
We love charli
8 mars 2018 at 22 h 21 minQuel joli texte, et cette photo, elle est trĂšs belle.
Bobine
9 mars 2018 at 9 h 57 minMerci pour ce texte!
unbrindemaman
9 mars 2018 at 11 h 53 minMerci pour ce trĂšs bel article, vraiment touchant.
Au plaisir de vous relire,
EM.
Claire
9 mars 2018 at 12 h 24 minJe lis tous vos articles mais celui-lĂ m’a fortement Ă©mue.
Je n’ai pas eu pas le temps non plus d’avoir une discussion de femmes avec ma grand-mĂšre.
Anne
9 mars 2018 at 12 h 35 minTrĂšs bel hommage.
Chez mes parents aussi, on mettait une brique dans le lit et encore dans les années 90!
Only Laurie
9 mars 2018 at 14 h 19 minWouah quel texte, mais surtout quelle femme! Nos grands mĂšres et arriĂšres grands mĂšres ont eu une vie trĂšs Ă©loignĂ©es de la nĂŽtre. Leur courage, leur force et leur façon d’avancer sans se plaindre sont trĂšs admirables đ
Belle journée
Laurie
http://onlylaurie.fr/
Yelena
9 mars 2018 at 16 h 15 minQuel texte Ă©mouvant. Et qui me parle beaucoup ! On oublie trop souvent de se tourner vers la mĂ©moire de nos grands-parents. Je n’ai jamais Ă©tĂ© proches des miens, de par l’histoire de ma naissance et de mon dĂ©but de vie (j’ai passĂ© 10 ans Ă plus de 10 000km d’eux) mais au final on se rend compte qu’un certain hĂ©ritage arrive jusqu’Ă nous.
(et l’homme au dernier plan a un style d’enfer !)
Marie*
9 mars 2018 at 18 h 08 minQuel beau tĂ©moignage !lâoncle Dom est sur les genoux de votre maman, câest ça ?
Bonne soirée
Marie*
petitsruisseauxgrandesrivieres
9 mars 2018 at 20 h 16 minTrĂšs beau tĂ©moignage, trĂšs touchant. je pense aussi souvent Ă mes grands-mĂšres, nĂ©es en 1904; Ă ces petites filles qui ont connu la guerre et perdu leurs pĂšres en 1914, puis qui jeunes femmes ont tremblĂ© pour leurs frĂšres, cousins, maris en 1939-45; L’une de mes grands-mĂšres avait toujours l’air triste, mais quel vĂ©cu derriĂšre ce visage…
Ley
10 mars 2018 at 8 h 57 minJ’ai adorĂ© lire on article. J’en ai eu un petit pincement au cĆur .
Julie
10 mars 2018 at 11 h 04 minC’est un tĂ©moignage bouleversant que tu nous livre ici et qui met en Ă©vidence des similitudes avec l’histoire de ma famille. Ma grand mĂšre paternelle a eu 15 enfants dont une petite fille dĂ©cĂ©dĂ©e Ă l’Ăąge de 2 ans, mon pĂšre est le treiziĂšme de cette fratrie et cette treiziĂšme position ne m’a pas permise de connaĂźtre ma grand mĂšre. Je me suis souvent demandĂ© Ă quoi ressemblait la vie quotidienne de ces femmes admirables. Je sais que mon pĂšre Ă une enfance heureuse mĂȘme si il y a eu des moments plus difficiles que d’autres, lui et ses frĂšres et sĆurs ont toujours Ă©taient trĂšs proches malgrĂ© les diffĂ©rences d’Ăąge. Je dois dire que le fait de ne pas savoir ce qu’est d’avoir une grand mĂšre (je n’ai pas non plus connu ma grand mĂšre maternelle) ne me gĂȘnĂ© pas plus que ça avant de devenir maman, je me disait c’est la vie, c’est ainsi, on ne peut rien changer mais aujourd’hui quand j’observe ma fille avec avec ma mĂšre je me dis que je suis passĂ© Ă cĂŽtĂ© d’un lien fort et que j’aurais aimĂ© que mes grand mĂšres me racontent leurs histoires d’enfance, qu’elles me transmettent leurs recettes et plein d’autres choses. Mes grands mĂšres je les aime sans les avoir connu alors je n’imagine pas quel aurait Ă©tĂ© mon amour pour elles si j’avais pu les toucher, les embrasser, les voir rires…
Lalutotale
11 mars 2018 at 13 h 20 minUn billet trÚs émouvant & trÚs fort. Un vibrant et magnifique hommage à ta grand-mÚre. Quel mérite elles avaient, nos mamies !!!
IrĂšne
11 mars 2018 at 16 h 08 minC’est un bien, bien joli hommage Ă ta grand mĂšre et Ă toutes ces femmes qui en ont endurĂ©, probablement plus que ce qu’on ne peut imaginer…
Virginie Neleditesapersonne
13 mars 2018 at 10 h 09 minTon texte est trĂšs Ă©mouvant. En te lisant on pense forcĂ©ment Ă ses propres grands mĂšres et je pense aussi Ă ma mĂšre, partie trop vite. Comme tu le dis ces femmes n’ont pas eu de prix Nobel, ni luttĂ© contre la faim dans le monde; mais comment trouver le temps de faire plus quand on Ă©lĂšve et dĂ©die sa vie entiĂšre Ă Ă©lever et s’occuper de sa famille ? Je crois qu’elles aussi mĂ©ritent largement un hommage, et tu le fais merveilleusement bien. Bravo !